Juan et le chapeau aux cinq couleurs
Conte philippin

Jadis vivait à Manille un rusé coquin nommé Juan. N’ayant que soixante-dix pesos pour toute fortune, il élabora un jour un plan pour se remplir facilement les poches. Il acheta un grand chapeau de paille, le décora de cinq bandes de couleurs différentes et se rendit dans les trois auberges de la ville. Après avoir salué le propriétaire de la première auberge, il lui dit :
– Voici vingt pesos. Demain après-midi, je reviendrai et j’effectuerai plusieurs commandes pour cette somme. Au moment de partir, je te saluerai bien bas, mon chapeau à la main. Préviens ton serveur que ce salut fera office de règlement. Garde les vingt pesos en guise d’acompte et surtout pas un mot sur notre petit arrangement.

Juan tint le même discours aux deux autres aubergistes. Le lendemain, il se coiffa du fameux chapeau et arpenta les rues de la ville d’un air avantageux. Finalement, il croisa un de ses amis qui le dévisagea les yeux ronds :
– Juan, où as-tu donc déniché ce couvre-chef ridicule ?
– Idiot ! Ne te moque pas de mon chapeau, c’est mon seul gagne-pain.
– Ton gagne-pain ? Tu veux rire.
– Pas du tout, rétorqua Juan sérieux comme un pape. Grâce à lui, je peux acheter tout ce qui me chante sans bourse délier. Pas besoin de payer ! Il me suffit de saluer chapeau bas.
A cet instant, deux autres connaissances qui passaient par là se mirent à rire en regardant son chapeau bariolé. Juan leur cloua alors le bec en vantant les extraordinaires pouvoirs de son couvre-chef. Puis, pour convaincre ses compagnons qu’il disait vrai, il les invita à déjeuner. Après s’être attablé dans la première auberge avec tous ses amis, Juan commanda des boissons et demanda qu’on leur apporte à manger. Puis, à la fin du repas, il se leva et salua le serveur chapeau bas avant de sortir sans autre formalité. Fier de lui, Juan convia alors ses trois camarades à faire bombance dans la deuxième auberge de la ville où tout se déroula de la même façon.

Stupéfaits, ses amis le supplièrent de leur vendre son étonnant chapeau. Le premier lui en proposa mille pesos. Le second renchérit et avança deux milles pesos. Pour ne pas être en reste, le troisième lui dit qu’il était prêt à lui verser sur le champ cinq milles pesos. Ravi de l’aubaine, Juan accepta cette dernière offre et s’apprêta à conclure le marché. Mais au dernier moment, l’acheteur se montra méfiant et exigea que Juan fasse une dernière fois la preuve du pouvoir magique de son chapeau. Sans se démonter, Juan le conduisit alors dans la troisième auberge, commanda deux repas et régla de la même façon que les fois précédentes. Convaincu, son ami lui offrit sa bourse en échange du précieux couvre-chef. Juan s’empressa d’empocher l’argent et embarqua sur le premier navire venu.

Peu de temps après, l’heureux acquéreur du chapeau aux cinq couleurs voulut faire une démonstration publique de ses pouvoirs magiques. Il lança donc de nombreuses d’invitations et organisa un gigantesque festin dans une auberge de la ville. Le jour dit, les convives mangèrent et burent à satiété sans oublier de remercier leur hôte généreux. Satisfait, le jeune homme se leva, regarda ses invités et s’inclina bien bas devant l’aubergiste, avant de sortir sans mettre la main à la bourse.
– Ho la ! s’écria l’aubergiste en lui mettant la main au collet. Je ne vous laisserai aller nulle part tant que je n’aurai pas été payé.

« Je ne dois pas avoir l’avoir salué correctement », se dit notre homme un peu étonné. « Voyons, mes doigts n’étaient peut-être pas posés sur la bonne couleur ou bien le chapeau n’était pas tourné de la bonne façon ». Et une fois encore, il salua l’aubergiste chapeau bas en faisant de grands gestes. Fou de rage, ce dernier se mit à l’injurier de plus belle en réclamant son dû. Embarrassé, le jeune homme recommença ses courbettes et fit mille acrobaties dans l’espoir que le chapeau soit enfin positionné de la bonne manière. En le voyant faire de grands moulinets avec son chapeau bariolé, l’aubergiste finit par le prendre pour un fou et le fit jeter en prison sans autre forme de procès.

Isabelle Lafonta, Histoires d'habits magiques © Flies France, 2006