Histoires du tapis volant
et de la calebasse gourmande

Ivan et les idiots

Conte russe

Il était une fois une veuve qui avait un fils adulte, Ivan, et une fille plus jeune. Ils décidèrent un jour de vendre du grain. La mère et la fille prirent du grain et commencèrent à le moudre à la main, avec une meule, comme on faisait autrefois. Tout à coup, la meule tomba par terre ; la mère prit la fille dans ses bras et se mit à lamenter :
- Ma pauvre fille ! Bientôt, tu grandiras, tu te marieras, tu auras un fils, tu iras moudre du grain avec ton petit garçon, la meule tombera, frappera la tête du garçon et le tuera sur le coup !
Et les deux femmes se mirent à pleurer sur le sort du petit garçon, qui n’était même pas encore né... Ivan, pendant ce temps, s’impatientait. Ne  voyant pas sa mère et sa sœur arriver, il alla les chercher :
- Pourquoi pleurez-vous ?
- Ecoute donc. La meule est tombée par terre. Imagine, si ta sœur était mariée, qu’elle avait eu un fils, qu’elle était venue avec le petit garçon moudre du grain, que la meule soit tombée sur la tête de l’enfant, il serait mort !
- Mon Dieu, que vous êtes bêtes ! Je ne veux plus vivre avec vous. Je pars chercher des gens plus intelligents.
Il se mit en route et marcha toute la journée. Le soir, il poussa la porte d’une maison pour y passer la nuit. Un vieillard y vivait seul. Celui-ci avait une paire de bottes qu’il ne savait pas enfiler. Alors, il montait sur son four et sautait dans ses bottes. Malheureusement, il atterrissait chaque fois à côté, se blessant les pieds jusqu’au sang sans parvenir à mettre ses bottes. Ivan l’interrogea :
- Grand-père, que fais-tu ?
- Vois-tu, j’ai des bottes, mais je n’arrive pas à les mettre.
Ivan assit le vieux sur un banc, mit une de ses jambes dans une botte, puis l’autre :
- Voilà comment il faut faire, un pied après l’autre.
- Merci beaucoup ! Reste vivre avec moi, et enseigne-moi ce que tu sais.
- Non, grand-père, j’en ai assez de vivre avec des idiots. Je préfère continuer mon voyage.
Ivan marcha encore, jusqu’à arriver dans un autre pays. Il y vit deux frères qui avaient construit une toute petite maison en bois. Ils avaient bien prévu une porte, mais n’avaient pas fait de fenêtres. Or, quand ils ouvraient la porte, ils voyaient la lumière entrer dans la maison. Ils décidèrent donc d’amener les rayons de soleil à l’intérieur, en les attrapant avec un tamis. Mais voilà, à chaque fois qu’ils fermaient la porte, la lumière disparaissait de la pièce et tout était à recommencer ! Ivan leur demanda :
- Que faites-vous donc ?
- On essaye d’apporter le soleil dans la maison, mais il n’arrête pas de ressortir !
- Que me donnerez-vous si j’amène le soleil dans votre maison ?
- Nous te récompenserons bien, montre-nous comment faire !
Ivan prit une hache et pratiqua des ouvertures : il fit enfin jour dans la maison.
- Merci beaucoup, remercièrent les frères. Reste vivre avec nous !
- Non, mes amis, je préfère continuer ma route.
Mais plus Ivan avançait, plus les gens devenaient idiots. Dans un village, il tomba sur un bain public, qui avait un plafond mais pas de toit ; l’herbe avait poussé dessus. Des paysans avaient amené un jeune veau et tentaient de le faire monter sur le bain pour le faire paître. Ivan demanda :
- Que faites-vous donc ?
- Nous avons remarqué que de l’herbe a poussé là-haut. Nous avons donc amené le veau pour qu’il puisse brouter, avant que la chaleur du bain ne la dessèche.
- Que vous êtes bêtes ! Prenez plutôt une faux pour faucher l’herbe !
Les paysans le regardèrent hébétés. Ivan prit une faux, monta sur le bain, coupa l’herbe et la donna au veau :
- Vous voyez, c’est bien plus simple. En faisant monter le veau sur le toit, vous l’auriez blessé, et vous vous seriez blessés vous-mêmes.
- Reste vivre parmi nous, proposèrent les villageois.
- Non merci, j’aime mieux passer mon chemin.
Ivan arriva ensuite dans une région où les femmes moissonnaient le seigle avec un paire de ciseaux. Pendant que l’une tenait deux ou trois épis, une autre donnait des coups de ciseaux.  Après plusieurs heures de dur labeur, les femmes s’arrêtèrent pour déjeuner. Ivan se dit : « Les pauvres femmes, je ne peux pas les laisser s’exténuer ainsi. Je vais leur montrer comment faire. » Il alla au village, entra dans une forge et  fabriqua une faucille. Avec ce nouvel instrument, il moissonna une dizaine de meules, et planta la faucille dans la dernière meule de seigle. Quand les femmes rentrèrent de déjeuner, elles découvrirent cet objet étrange et appelèrent leurs maris, apeurées :
- Un serpent est tombé du ciel ! Il vient dévorer notre récolte !
Tout le village se rassembla autour de la faucille et chacun chercha un moyen de s’en débarrasser : l’un frappa dessus avec un bâton, un autre la lia avec des cordes ; un troisième passa les cordes au cou de son cheval et l’amena à la rivière. Huit autres montèrent dans une barque pour couler la faucille au milieu de la rivière. Mais la barque se renversa et les villageois se retrouvèrent à l’eau !
Voyant tout ce remue-ménage, Ivan déclara :
- Je ferai mieux de rentrer chez moi : finalement, les miens ne sont pas si bêtes...
Et c’est ce qu’il fit.

Anna Stroeva, Histoires du tapis volant et de la calebasse gourmande © Flies France, 2008